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Comment pratiquer la posture d'écoute
  • II me semble opportun d'aborder maintenant, sur le plan de la pratique, la posture d'écoute puisque d'elle et d'elle seule dépend tout le reste.
  • Il s'agit d'une posture qu'on ne saurait trop recommander en toutes circonstances. Elle est aisée à réaliser pour celui qui a une bonne écoute; elle s'avère plus complexe pour celui qui en est démuni. Elle est par ailleurs largement facilitée chez celui qui a pu bénéficier d'une éducation audio-vocale sous Oreille électronique. En effet, savoir se mettre en posture d'écoute, c'est pouvoir maîtriser les tensions du muscle de l'étrier et du muscle du marteau, les deux muscles qui, rappelons-le, règlent l'un l'oreille interne, l'autre la tension tympanique. Il se forme ainsi un système de régulations cybernétiques.
  • Entendre, c'est un peu se soumettre en dilettante à cet ensemble de régulations tandis qu'écouter, c'est s'y astreindre volontairement, c'est décider de se brancher sur le monde acoustique environnant, c'est tenter d'intégrer tout ce qui doit être mémorisé.
  • Comment s'y prendre ? Il s'agit en fait d'un entraînement, d'un « training », comme on se plaît à dire actuellement.
  • L'idéal est de s'asseoir confortablement sur un siège dur et haut, les jambes pendantes si possible; le rebord d'une table convient parfaitement.
  • Là, les yeux fermés, la tête cherche sa position d'équilibre. Elle penche légèrement en avant. En fait le vestibule est, par la surface inférieure de l'utricule, en quête de l'horizontalité de la tête. Celle-ci est obtenue lorsque le plan horizontal qui passe par le rebord inférieur de la paupière supérieure fermée se trouve au niveau du trou du conduit auditif droit.
  • Dès lors le sommet de la tête siège en un point qui est véritablement son sommet, le « vertex ».
  • Le travail va consister à s'efforcer de ne percevoir que les aigus dans l'ensemble des bruits environnants. Ce n'est pas si facile de prime abord car, pour y parvenir, il faut savoir jouer des muscles de l'oreille moyenne.
  • Comment faire ? Pour commencer, il faut imaginer que tout le cuir chevelu file en arrière comme si l'on désirait bâtir un petit chignon très serré, très dense, en partie postérieure, aux abords du vertex. Dès lors, on sent que les plis qui marquent horizontalement le front tendent à disparaître.
  • Mieux encore, si l'épreuve réussit, une sensation très nette est éprouvée à l'endroit où s'implantent les cheveux en partie antérieure du cuir chevelu. On a l'impression que le front devient lisse, que la peau devient souple comme du velours, on éprouve également une sensation de fraîcheur qui inonde cette partie du crâne.
  • Quelques instants suffisent pour acquérir et maintenir cette position.
  • C'est alors et alors seulement que l'on va tenter d'élargir son front, de l'élargir au maximum comme si l'on désirait que la peau du front vienne toucher les côtés de la pièce dans laquelle on se trouve. Puis après quelques instants, on tire cette peau du front comme pour la ramener à son tour au niveau du petit chignon situé derrière le vertex. Et l'on serre fort pour que cette peau soit réellement bien tendue, mais s'il faut bien la tirer en arrière, il ne faut pas relever la tête qui, elle, doit conserver sa position immobile, celle-là même indiquée au début du training.
  • Alors les plis verticaux du front, notamment sur le plan médian, s'il en existe, disparaissent eux aussi et le front devient à son tour lisse et tendu donnant un aspect sensoriel soyeux.
  • Une fois que cette deuxième attitude est acquise, des modifications vasomotrices apparaissent manifestement : la face rougit et s'échauffe puis pâlit en même temps que s'installe une respiration plus ample, plus profonde, tranquille, régulière. De toute manière, celle-ci atteint toujours une amplitude et un rythme inaccoutumés. En fait elle se débloque; elle aussi arrive à se libérer pour devenir ce qu'elle devrait être.
  • En même temps que s'installe cette deuxième acquisition posturale peaucière, les paupières supérieures jusqu'alors tenues volontairement abaissées se ferment par simple effet de la pesanteur. On voit d'ailleurs une légère trémulation palpébrale se manifester en partie latérale des orbites.
  • C'est alors à la peau du visage sous-jacent qu'il sera demandé de se tendre Jusqu'à toucher les côtés de la pièce. Le visage se détend, les rides s'estompent partiellement. On perçoit l'action des muscles faciaux qui obéissent comme si l'on appliquait sur le visage une mince lame de caoutchouc ou mieux encore une mince couche de plastique.
  • Ceci acquis, on ramène alors tout en arrière au niveau du petit chignon. Et l'on serre, on serre très fort. Tout y est entraîné. Les oreilles en la partie supérieure du pavillon voudront, elles aussi, être enserrées dans ce petit chignon.
  • C'est en fait un véritable « lifting physiologique » qui joue sur toute la musculature faciale. Combien de visages n'ai-je pas ainsi vus réellement transfigurés par cette action répétée alors qu auparavant ils étaient ternes, amorphes, vieillis, sans aucune expression, souvent parsemés de rides.
  • A ce moment-là, alors que tout l'effort consiste à tirer sur les muscles de la face vers l'arrière, il est demandé de laisser la lèvre supérieure reposer sur la lèvre inférieure comme sur un chapiteau, afin qu un demi-sourire tranquille puisse se profiler discrètement sur le visage. Un équilibre s'établit en somme entre les muscles orbiculaires des lèvres et ceux qui jouent plus spécialement sur les commissures. De l'équilibre ainsi réalisé, il résulte que la mâchoire inférieure, adhérente jusque-là au maxillaire supérieur conserve, sans contracture aucune, son contact avec celui-ci.
  • Le visage prend alors une allure inaccoutumée, particulièrement détendue, reposée. Il prend en fait son aspect réel, celui qu'il devrait toujours avoir sans marques, ni traits, ni rides, sans les empreintes si fortement marquées par les soucis qui s'impriment avec assiduité témoignant des angoisses et des tracas de la vie quotidienne. Une fois ce stade atteint, stade si agréable d ailleurs que ceux qui y goûtent aimeraient y rester suspendus, le « training » doit se poursuivre. Il s'agit de conserver cet apaisement facial, oro-facial en fait, tout en essayant de percevoir l'environnement. Il est vrai que tout change. Les bruits s'épurent, prennent un timbre clair, lumineux. Les graves s'estompent en se modifiant comme s'ils bénéficiaient d'une augmentation de leur gerbe aiguë. L'ambiance prend une coloration lumineuse, vivante et vibrante. Les impuretés provoquées par l'augmentation accrue des sonorités graves se modifient.
  • Enfin lorsque cette étape est franchie, ce qui peut s'obtenir parfois rapidement, il s'agit alors de chercher à découvrir sa propre voix dans des conditions identiques, c'est-à-dire en privilégiant la zone des harmoniques élevées. Mais ce n'est pas facile ni évident, car lorsqu'on parvient à percevoir comme on vient de le mentionner, on a la ferme sensation d'entendre et surtout d'écouter sa voix pour la première fois. Tout se passe alors comme si l'on était loin de soi, muni d'une oreille et d'une seule oreille, la droite, qui dans son cheminement intérieur entraîne avec elle la gauche en un sommet localisé justement au niveau du vertex, un peu en arrière de ce dernier, là même où nous avons placé notre petit chignon. D'un point de vue physiologique, ce lieu s'appelle le point de fusion. Là, l'oreille semble être installée, provisoirement d'ailleurs car elle est comme prête à se libérer du crâne, à s'en abstraire. On pourrait l'imaginer alors glissant à partir du point de fusion sur un bâtonnet qui transpercerait le visage au niveau des narines pour sortir à l'endroit du petit chignon. Elle semble ainsi s'éloigner de ce dernier en même temps qu'elle paraît grandir. Elle atteint rapidement une distance de quelques millimètres puis de quelques centimètres, enfin de quelques mètres pour siéger ensuite avec aisance à quelque deux ou trois cents mètres. Il s'agit là, bien entendu, d'une impression mais d'une impression vécue et ressentie en l'espace d'un éclair comme s'il s'agissait d'une réalité. Quelques privilégiés, après de longs apprentissages et sans qu'ils le recherchent, auront un jour une sensation d'infini. Mais ils demeureront l'exception.
  • Tout ceci nous amène à signaler que, dans cette démarche, il ne faut à aucun moment, en aucune manière, déconnecter d'avec son corps. Il faut au contraire bien s'y insérer tout en écoutant, comme si l'oreille était au loin, en un lieu et en un site bien précis, en un refuge où rien des tracas de l'existence ne peut intervenir, où seule la vie est appréhendée en ce qu'elle est, en ce qu'elle doit être.
  • L'idéal est dès lors de percevoir sa propre voix comme si l'on était toujours amarré à ce rebord lointain, en ce sommet qui semble être le lieu de conscience, le point référentiel d'où l'on peut objectiver les rapports avec soi-même et avec les autres.
  • Plus ce point est loin et plus l'on sera proche de l'écoute de l'autre, au-delà des miasmes de la condition humaine. L'écoute est en fait à l'infini et c'est de l'infini que l'on doit savoir écouter et percevoir. Si nous savons écouter, ce n'est plus nous qui écoutons, comme ce n'est plus nous qui chantons si nous nous laissons chanter, comme ce n'est plus nous qui parlons si nous nous laissons traverser par la parole.
  • Mais s'il est vrai que certains se mettent en marche pour aller vers cette écoute, il n'en est pas moins vrai que beaucoup présentent une pesanteur telle que le poids de leur gravité les fait rester au niveau d'un quotidien sans envol. Il ne sera donné qu'à ceux qui le désirent réellement d'aller vers l'écoute pour que seule la Parole passe par la voix du cœur comme le signifie si judicieusement la règle même de l'écoute, la règle de saint Benoît.
  • Il n'est d'autre obéissance que celle d'écouter et d'écouter librement, délibérément, sans contrainte. Rien n'est plus libérateur que de savoir se laisser emporter dans cette dynamique.
  • Ainsi, pour qui écoute et sait s'écouter, il n'est plus qu'à s'abandonner au chant. Car chanter, c'est en vérité savoir s'écouter, c'est laisser cristalliser en totalité cette boucle cybernétique de l'oreille ouverte sur la voix authentique sous le contrôle de cette écoute qui est proposée gratuitement à tout être humain.
  • Mais il sera difficile de retrouver cette « voix naturelle » qui est le propre de chacun; il sera parfois impossible de se dégager des apprentissages antérieurs.
  • En fait, le véritable professeur de chant est celui qui sait libérer son élève de tous les processus mal intégrés, celui qui lui permet de redécouvrir progressivement tous les mécanismes innés, ceux-là mêmes que chaque homme possède en lui et qu'il n'aurait jamais dû perdre.
  • Et pourtant ces processus normaux sont le plus souvent oubliés, comme si l'on prenait un malin plaisir à les étouffer, comme si l'on éprouvait une réelle satisfaction à martyriser les voix par des combinaisons insolites. On dirait que l'homme se délecte à s'étrangler en essayant de pousser une note, qu'il se plaît à s'égosiller à l'extrême de ses possibilités, bref à façonner un dispositif de torture qui lui laisse croire qu'il a acquis une technique vocale.
  • Or il n'y a pas de technique vocale proprement dite si ce n'est celle de la mise en valeur des potentialités naturelles, gracieusement offertes à chacun de nous.
  • C'est l'être qui chante. C'est nous qui l'empêchons généralement de chanter, de moduler. Tout en nous est fait pour chanter, et la plupart du temps nous ne savons rien extraire de l'instrument incomparable et unique que nous avons généreusement reçu. Nous laissons transparaître le plus souvent une tension désagréable non seulement pour nous mais aussi pour ceux qui ont la bonté de nous écouter. Ils souffrent en même temps que nous, car mal chanter, c'est leur transmettre nos sensations proprioceptives, nos malaises et nos contraintes. Bien chanter au contraire consiste à insuffler notre joie vivante et vibrante, à faire de nos auditeurs des antennes écoutantes aussi bien que résonnantes.
  • Voilà donc à quoi nous conduit la posture d'écoute.
  • C'est dire qu'il faut la pratiquer sans cesse et sans relâche, c'est dire aussi qu'elle doit devenir automatique, c'est dire enfin qu'elle doit être notre préoccupation première. Nous serons dès lors à l'écoute de tout et de tous, jusqu'à être à l'écoute vraie de nous-mêmes, à l'écoute de ce que nous sommes. Enfermé dans un matériau organique réduit en sa réalité à n'être rien mais, on le sait désormais, un rien écoutant, l'homme doit participer à tout ce qu'est la création qui, elle aussi, écoute pleinement son inducteur. Boucle immense d'écoutes et d'écoutants où tout chante de concert. Rien n'est laissé au hasard. Tout est sur orbite et chaque boucle dépend d'une autre à la fois plus enveloppante et plus contraignante, à la fois plus simple et plus complexe.
  • La création est à notre écoute comme nous sommes aussi à la sienne. C'est là même que s'opère le mystère insondable et prodigieux qui nous amène à participer, pour autant que nous le désirons, à cette exaltante dynamique.
  • Ainsi la posture d'écoute devra-t-elle être le grand exercice du chanteur. S'il parvient à s'y assujettir régulièrement, quotidiennement, chaque fois que cela lui est possible, il se trouvera prêt à chanter et à bien chanter. De surcroît, il distribuera sans cesse des stimulations amplement suffisantes pour la charge de son cortex qu'il dynamisera en permanence. Le lecteur se souvient sans doute de la nécessité pour le cerveau de bénéficier de cette énergétisation.
  • N'est-elle pas surprenante cette boucle qui fonctionne sans interruption au travers d'une telle posture, stimulant et conférant la joie de vivre ?
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